P. Lehmann: La répression des délits sexuels

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Titel
La répression des délits sexuels dans les Etats savoyards. Châtellenies des diocèses d'Aoste, Sion et Turin, fin XIIIe-XVe siècle.


Autor(en)
Lehmann, Prisca
Reihe
Cahiers lausannois d'histoire médiévale 39
Erschienen
Lausanne 2006: Cahiers lausannois d'histoire médiévale
Anzahl Seiten
409 S.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Mathieu Caesar

L’intérêt pour l’étude de la criminalité médiévale n’est désormais plus à souligner. Dans cette perspective les banna (les amendes encaissées par les châtelains savoyards) constituent une source des plus intéressantes. Pierre Dubuis, dès le milieu des années 1980, avait déjà montré combien l’étude de cette source pouvait éclairer les sociétés alpines 1). Parmi les divers domaines étudiés, l’historien valaisan avait aussi retenu les comportements sexuels, qu’il avait analysés à travers l’exemple de la châtellenie de Suse, dans le diocèse de Turin 2). Prisca Lehmann renoue avec ces études en élargissant cependant de manière considérable le cadre de l’enquête. En effet, les délits de caractère sexuel, qu’elle étudie par le biais d’un vaste corpus constitué de 2071 banna, couvrent un espace territorial étendu, composé par vingt-huit châtellenies, réparties sur trois diocèses (Sion, Aoste et Turin). De manière analogue la période examinée est très ample: de 1267 à 1507. Ces amendes sont entièrement éditées en annexe à l’étude (pp. 175-301). Cette dernière s’appuie, en plus de ces banna et des sources de nature statutaire, sur une bibliographie importante et de qualité (pp. 327-348). La première partie de l’ouvrage présente le cadre de l’enquête et met en lumière les difficultés dans l’exploitation des sources (pp.11-57). Prisca Lehmann souligne, à juste titre, que cet ensemble d’amendes donne «l’image de la répression plutôt que celle de la délinquance» (p. 7). Par la suite, l’auteure se livre à l’analyse des différents délits qu’elle classe dans quatre catégories: la fornication simple, l’inceste, l’adultère et le viol (pp. 61-62). Le caractère aride des sources utilisées ne permet guère de connaître dans les détails les coupables et les victimes. Seul le croisement avec d’autres sources permettrait de mieux définir les acteurs de cette «criminalité», ainsi que les cadres de la répression (pp. 170-171).

La nature des sources et les difficultés dans leur exploitation imposent que l’on s’y arrête brièvement. L’analyse des documents comptables est sans doute moins aisée que ce qui pourrait apparaître de prime abord. L’existence de longues séries de comptes, tels que les comptes des châtellenies savoyardes, ne doit pas induire en erreur. En effet, ces séries sont loin d’être homogènes du simple fait d’exister et d’être réunies dans une même unité archivistique. Des variations dans l’agencement des comptes peuvent s’introduire d’une année à l’autre, ce qui rend plus difficile leur analyse statistique. Les comptes des châtelains, d’un point de vue structurel, sont somme toute assez homogènes. Cependant le cas des amendes perçues par le doyen de Valère (chargé de la justice ecclésiastique dans la partie occidentale du diocèse de Sion) permet quelques réflexions (pp. 129-130). Entre 1385 et 1390, on y retrouve 86 amendes pour adultère, alors que pour la même période et les mêmes régions les châtelains savoyards n’enregistrent que trois amendes pour adultère. Cela tient-il seulement à des partages de compétences juridiques entre justice ecclésiastique et justice laïque? Ou bien cette différence dérive-t-elle aussi d’une différente appréciation du crime? La question mérite d’être posée.

De ce point de vue, l’analyse du lexique des châtelains, entreprise en guise d’introduction (pp. 35-53), aurait peut-être pu apporter quelques éclairages. L’auteure relève que le vocabulaire est loin d’être standardisé (p. 35). Se pourrait-il que certaines variations dans la fréquence des délits puissent aussi résulter des habitudes de classement et de définition de tel ou de tel autre châtelain? En d’autres termes, dans quelle mesure l’appréciation de la nature du délit est-elle laissée au châtelain? Il serait intéressant de mener une analyse des différences géographiques et des variations chronologiques de ce lexique. En définitive, il y a lieu de se demander si les variations dans le nombre des délits ne dépendent pas uniquement de facteurs conjoncturels, mais aussi de l’esprit de classification des châtelains. Autrement dit, derrière l’homogénéité de façade de la structure comptable pourrait se cacher un changement de mentalité qu’il conviendrait de repérer et d’expliquer.

De manière analogue, une interprétation des variations du nombre de délits n’est pas simple. En effet, l’auteure reste très prudente dans l’interprétation des évolutions sur la longue période, évolutions qu’il est souvent difficile d’expliquer. Prisca Lehmann propose cependant quelques explications. La brusque augmentation des amendes à partir de la décennie 1350-1359 pourrait en partie être liée aux conséquences de la peste (p. 97). Et l’effort de moralisation, inhérent à la promulgation des statuts généraux (1370-1380 et 1430- 1440), pourrait aussi avoir joué un rôle important dans la répression pendant les décennies suivantes (p. 166). Cependant il s’avère que la répression des délits de nature sexuelle, tels que l’adultère ou le viol, ne découle pas uniquement du maintien de l’ordre moral, mais aussi, voire plutôt, de la nécessité de préserver la paix sociale (pp. 78, 99 et 132). Le mariage unissait certes deux individus, mais aussi deux familles. Un délit comme l’adultère portait donc atteinte à cette union et à l’honneur de toute la famille de la victime. Dans les sociétés alpines, la vendetta pouvait facilement empoisonner tout un village, voire toute une vallée. Le cas de la faida entre les deux familles uranaises des Izzeli et des Gruoba, qui ensanglanta tout la communauté d’Uri pendant plusieurs années au XIIIe siècle, et qui nécessita l’intervention du comte de Habsbourg, est bien connu.

En définitive, Prisca Lehmann contourne ces obstacles difficiles et réussit à faire parler des sources malgré tout arides. Son ouvrage arrive à sortir les délits sexuels d’un simple cadre anecdotique, en nous permettant ainsi de saisir la complexité des sociétés alpines au bas moyen âge et certains traits de leur mentalité.

1) Cf. les articles réunis dans Pierre Dubuis, Dans les Alpes au Moyen Âge. Douze coups d’oeil sur le Valais, Lausanne, 1997 (notamment les chapitres IV à VII).

2) Pierre Dubuis, «Comportamenti sessuali nelle Alpi del Basso medioevo: l’esempio della castellania di Susa», Studi storici, N° 27/3, 1986, pp. 577-607.

Citation:
Mathieu Caesar: compte rendu de: Prisca Lehmann, La répression des délits sexuels dans les Etats savoyards. Châtellenies des diocèses d'Aoste, Sion et Turin, fin XIIIe-XVe siècle, Lausanne: Cahiers lausannois d'histoire médiévale 39, 2006, 409 S. Première publications dans: Revue historique vaudoise, tome 116, 2008, p.282-283.

Redaktion
Veröffentlicht am
14.04.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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